On était samedi matin. La veille, Soan était sorti dans l'une de ces discothèques dont il était un habitué. Ce n'était pas le genre d'endroit que Soan préférait au final, mais là-bas, au Cactus, il connaissait bien le gérant et avait réussi à entretenir une pseudo-amitié avec le barman qui tenait le bar le vendredi soir. C'était donc assez naturel que Soan y allait quasiment tous les vendredis, surtout lorsqu'il ne désirait pas dépenser tout son argent en alcools. La majorité des verres lui étaient offerts et Soan ne crachait pas dessus. De plus, les gens qu'il y rencontrait étaient généralement bêtes et bourrés de fric, et en usant d'un peu de son charme il pouvait aisément passer la nuit entière à planer sans jamais sortir son porte-feuille. Un autre point non négligeable était les filles. Aussi bêtes que le reste de la foule, elles étaient faciles à amadouer et à emmener dans son lit. Rares étaient celles qui le rabrouaient, et celles-là le faisaient en général parce que leur mec était présent ou parce qu'elle était trop loin et ne géraient pas ce qui leur arrivait. Ces dernières, Soan les fuyait.
Fidèle à sa réputation, il en avait ramené une chez lui hier soir. Son visage comme son nom lui resteraient inconnus. Au début, quand il prenait goût à ses aventures d'un soir, aux œillades peu discrètes, aux danses, aux étreintes chauffées par la braise de la défonce, à ces bouches à chaque fois nouvelles et amollies contre la sienne, il n'était pas encore le connard qu'il était aujourd'hui. S'il avait le malheur de donner son numéro de téléphone lors de la soirée, il finissait irrémédiablement par se faire harceler dès le lendemain, alors que son cerveau frappait encore ses tempes comme soumis à la pire des tortures. Et toujours la même rengaine. Il avait eu beau essayé d'être compréhensif, sympa, de rester correct, cela n'y changeait rien. Soit la fille ne comprenait pas le sens des mots "On ne se reverra pas, désolé", et continuait d'appeler sans cesse, soit elle se mettait à l'insulter comme une furie. Il avait longtemps été stupéfait de ces attitudes puériles, de ce comportement de sangsue que rien, et encore moins la baise, aussi géniale que floue, n'excusait. Au fil du temps, profondément agacé, il était devenu le beau salaud qu'on déteste tant. Le seul moyen pour qu'on lui foute la paix. Elles se comportaient comme des demeurées et s'étonnaient après qu'on puisse les traiter comme telles. Soan n'y pouvait rien et, actuellement, il en avait vraiment rien à foutre.
Ce fut donc sans cérémonie qu'il s'apprêta à jeter hors de chez lui la belle brune qui bavait sur son oreiller, à grands renforts de petits bruits de succion. Il lui donna un brusque coup de coude. Cela ne parut pas la vexer, ou alors, encore à moitié dans le sommeil, elle ne s'aperçut pas de la brutalité de ce geste. Elle offrit un sourire aisé et exprima un "bonjour" pâteux, auquel Soan ne répondit pas. Il était hors de question qu'elle espère seulement pisser un coup ou utiliser sa douche ; ni même boire un café ou un thé en sa compagnie. Elle s'étira et avança son buste vers lui, dans l'intention évidente de l'enlacer. Il la repoussa et la somma de s'habiller et de s'en aller rapidement. Abasourdie, la brune resta un moment choquée à le fixer comme une idiote, puis, alors qu'elle comprit à qui elle avait affaire, elle se mit enfin à obéir. Comme Soan s'y attendait, elle commençait déjà à râler, à s'énerver tandis qu'elle galérait à enfiler son jeans trop moulant, et il n'aurait pas fallu grand-chose pour qu'elle explose. D'ailleurs, ce "pas grand-chose" fut tout simplement l'absence de réaction de Soan. Il avait allumé une cigarette et montrait ostensiblement son impatience à la voir déguerpir. Elle le fixa à nouveau, s'attendait peut-être à ce qu'il dise quelque chose pour lui donner une bonne raison de le gifler, mais il continua à se taire, le visage stoïque, ne la regardant même pas. Elle rassembla ses affaires à grands mouvements rageurs, se cogna à la table basse, jura - et Dieu que c'était moche de voir cette belle jurer ainsi - et se dirigea vers la salle de bain.
- La sortie, c'est par là.
Elle se retourna vivement vers lui, revint sur ses pas en tapant des talons, le visage rouge d'un mélange d'humiliation et de colère, lui cracha au visage un "Connard !" qui s'ajouta à tous les précédents que Soan avait déjà entendu, et se dirigea enfin dans la bonne direction. La porte claqua derrière elle et ce fut le silence.
Soan, toujours nu sur son lit, soupira de soulagement. Il n'aimait toujours pas ça mais ça lui évitait les interminables discussions et les hurlements hystériques au bout du combiné, et ça valait bien le coup d'attendre cinq minutes. Il s'étira, écrasa sa cigarette dans le cendrier qui vomissait déjà des mégots et alla dans sa salle de bain. Il entra directement sous la douche, et se laissa aller sous le jet d'eau chaude, sans même prendre la peine de se savonner. Il avait encore les idées trop embrouillées et reprendrait certainement une autre douche plus tard. Ou demain. Rien ne pressait.
Soan sortait à peine qu'il entendit la musique de Lady de Modjo, un vieux son oublié. C'était la sonnerie de son téléphone. Les cheveux encore dégoulinants, collés à son corps, un essuie noué autour de sa taille fine, il retourna dans sa chambre et décrocha.
- Salut, vieux. Ça fait un bail.
- Ah, salut, Holger. Ouais, ça fait longtemps que t'as plus donné de tes news.
- Ouais, désolé, j'étais un peu... occupé. Dis, j'ai reçu l'arrivée d'un nouveau matos, sérieus'ment, j'ai rarement eu un truc pareil.
- Ok. Tu veux que je passe à quelle heure ?
- Attends, attends ! Enfin, ouais, passe quand tu veux, t'sais bien. Mais ce soir, j'ai invité un tas de personnes, ça risque d'envoyer sévère, donc viens avant vingt heures si possible, histoire qu'on prenne l'apéro et tout ensemble, avant que le troupeau débarque.
- Je vois que tu n'as pas perdu tes bonnes vieilles habitudes... C'est bon, j'arriverai avant vingt heures, mais sérieux, t'aurais pu me dire ça hier, je suis sorti au Cactus et j'ai déjà la tête dans l'cul, t'imagines même pas.
- Bien sûr que j'imagine. Tu sais à qui tu parles, au moins ? Allez, fais pas ta tarlouze et ramène tes fesses chez moi. Tu vas pas l'regretter.
Sur ces mots encourageants, le dealeur tout juste sorti de prison raccrocha. Soan se fournissait chez lui, auparavant, mais il avait bien du se trouver quelqu'un d'autre le jour où, n'ayant plus de nouvelles de Holger, il apprit qu'il s'était fait gaulé comme un débutant. Heureusement, faute de preuves plus accablantes, il n'avait écopé que de trois ans et venait de sortir cette semaine. Soan était partagé entre le fait d'être content de revoir un "ami" et le fait que, peut-être, celui-ci lui reparlerait de la petite dette que Soan lui devait encore. Rien d'énorme, mais Soan se demandait comment il pourrait convaincre ses parents de lui donner mille dollars, comme ça, et pour une chose qui n'existerait pas et qu'ils ne pourraient donc pas vérifier. Enfin, Holger n'était pas un gars spécialement dégueulasse et pourrait peut-être patienter encore un peu. Soan devait se préparer à lui en parler calmement, et avant que la cocaïne n'échauffe le sang. Même si Holger devait déjà être plein à craquer à cette heure, Soan avait l'espoir qu'il aurait l'esprit assez clair lorsqu'il arriverait chez lui.
La journée se déroula avec lenteur. Une ôde à l'inutilité. Soan ayant baigné dans le cinéma avec son grand-père depuis sa prime enfance, il n'avait pas souvent besoin de réviser beaucoup ses cours et ne faisait donc que le stricte minimum. Cette période étant plutôt calme, il pouvait encore plus se permettre de faire la fête de façon démesurée. Il resta avachi devant son Mac, à regarder des vidéos idiotes, tout en grignotant des sablés avec du thé ou des chips au sel et au vinaigre. Vers dix-sept, il retourna à la salle de bain, se lava, s'inspecta, se fit beau comme la veille avant d'aller au Cactus, et s'habilla de façon classe mais pas trop snob. Il ne voulait pas être trop tape-à-l’œil ce soir. Satisfait de son apparence, il se mit à son aise à s'apprêter pour sortir. Une demi-heure plus tard, il était au volant de sa voiture et roulait en direction du quartier d'Holger.
On l'accueillit quasiment de la même façon qu'avant. Pour ça, rien n'avait changé. Aucune froideur, aucune gêne, c'était comme si c'était hier qu'Holger avait disparu derrière les barreaux. Souriant, d'humeur plaisantin, il lui proposa un fauteuil confortable et s'installa lui-même. Sur la table basse, un miroir couvert d'un tas de poudreuse et de quelques lignes déjà tracées. Même ça, ça n'avait pas changé : la taille de ces lignes étaient toujours aussi incroyablement longues. Soan eut un sourire. Après quelques amabilités de bonne forme, il roula un billet qu'il planta au seuil de sa narine et sniffa la moitié d'une trace. Ne surtout pas se montrer gourmand, cela pourrait être insultant lors de retrouvailles. Holger lui servit un verre de whisky et ils burent tranquillement, le verre épais et large au creux de leur main. Plus le temps passait, plus la tête de Soan s'emplissait d'une brume, et son corps se ramollissait dans le canapé. Une heure plus tard, ils commençaient déjà à rigoler pour rien. Ils n'avaient pas encore évoqué le sujet de la dette et Soan se prit à espérer que l'allemand avait pu l'oublier.
Un peu avant vingt heures, un couple d'invités arriva. Après eux, la sonnette n'arrêta pas de retentir, vrillant les tympans toutes les cinq minutes. Lorsque la plupart des invités fut arrivé, des amis plus proches d'Holger prit la place de Soan dans son attention. L'étudiant en cinéma s'éclipsa. De l'acid résonnait dans le grand salon et jusqu'au premier étage, emplissant toute la maison de notes aiguës et perçantes, s'enroulant et se déroulant, voltigeant, purement psychédéliques. Ne sachant pas trop quoi faire dans l'immédiat, il se résolut à aller vers les toilettes pour soulager sa vessie pleine de whisky. Il avait déjà la démarche chaloupée de celui où la cocaïne et l'alcool se disputaient la domination dans les tréfonds de sa cervelle.